Franz Xaver Winterhalter ne s'est surement jamais rendu en Russie, mais ce n'est pas grave: l'aristocratie
russe voyageait alors beaucoup. On ne se lasse pas d'admirer ses portraits si romantiques: par exemple celui de
la princesse Tatiana Alexandrovna Youssoupov, née comtesse de Ribeaupierre (Paris, 1858). Ce portrait m'a intriguée à cause des diverses versions existantes. On
les doit toutes les deux à Winterhalter. Un des meilleurs portraits "russes" de Winterhalter se trouve au musée d'Orsay (c'est celui de Varvara Rimski-Korsakov). Le portrait de Tatiana Youssoupov fait quant à lui partie des collections de l'Ermitage depuis 1925 (exposé au deuxième étage du palais d'Hiver, peinture française) et provient probablement du palais des Youssoupov sur le quai
de la Moïka, à Saint-Pétersbourg (sur une ancienne
gravure, on le voit dans le salon de musique). D'autres oeuvres de Winterhalter à l'Ermitage: par ici.
L'illustre famille Ribeaupierre
(Rappolstein) est originaire d'Alsace. Le grand-père de Tatiana Alexandrovna s'est établi en Russie. Tatiana est la fille cadette du diplomate Alexandre de Ribeaupierre et de
Catherine Potemkine (de la famille du célèbre favori de Catherine II). Elle est née à Lucques en Italie en 1828. Elle a épousé le prince Nicolas Borissovitch Youssoupov, son cousin germain. Ils ont eu trois enfants: Boris, mort en bas âge, Zénaïde (1861-1939), et Tatiana, morte
du typhus à 22 ans. La santé fragile de Tatiana Alexandrovna l'a entraînée à faire de fréquents et longs séjours dans les villes d'eaux et en Suisse, où elle possédait la "Villa Tatiana"
à Crans-près-Céligny, au bord du lac Léman. C'est là qu'elle est morte, en 1879. (Source: Jacques Ferrand, Les princes Youssoupoff & les comtes
Soumarokoff-Elston, Paris, 1991)
Un autre portrait de la princesse par Winterhalter, qui doit dater de la même époque, voire des mêmes séances de pose. Il est
considéré comme postérieur à l'autre. La différence la plus flagrante est que la princesse porte un magnifique diadème "Lovers knot" de perles et de diamants. La princesse porte
aussi le ruban de l'ordre bavarois de Thérèse et le chiffre de dame d'honneur sur l'épaule gauche.
Le diadème a fait partie des cadeaux reçus par la princesse Irina Alexandrovna de Russie à l'occasion de son mariage avec Félix Youssoupov (le petit-fils de Tatiana
Alexandrovna), en 1914. Caché dans un palais de la famille (celui de Moscou surement) au moment de la révolution, découvert par les bolchéviks en 1925, on ne sait pas ce qu'est devenu ce diadème
(des précisions ici).
Il y a de nombreuses
versions de ces diadèmes "Lovers knot", "noeud d'amour". Un des plus célèbres est le diadème de la
famille royale britannique que portait souvent la princesse
Diana (elle l'avait reçu en cadeau pour son mariage).
Sur cette deuxième version, le peintre a aussi ajouté en
arrière-plan une vue du palais d'Arkhangelskoïé, le merveilleux domaine des Youssoupov dans la région de Moscou. On peut d'ailleurs voir le tableau sur cette photo du cabinet du
prince à Arkhangelskoïé. Le portrait a peut-être été placé aussi dans le palais Youssoupov de Moscou, Bolchoï Kharitonievski péréoulok.
Source photo: Jacques Ferrand, "Les Princes
Youssoupoff & les comtes Soumarokoff-Elston"
Félix Youssoupov évoque sa grand-mère dans ses
Mémoires (Editions du Rocher, 2005, p. 33):
"Je n'ai pas connu ma grand-mère maternelle. Elle était, m'a-t-on dit, bonne, intelligente et
spirituelle. Elle devait, aussi, être belle, si l'on juge par le ravissant portrait que Winterhalter a fait d'elle. Elle aimait à s'entourer de ces comparses que nous appelons en russe
"prijivalky", personnes dont les attributions sont mal définies, mais qui se rencontrent dans bien des vieilles familles où elles font partie de la maisonnée. Une certaine Anna Artamonovna avait
ainsi, pour unique fonction, la surveillance d'un très beau manchon de zibeline que ma grand-mère gardait en réserve dans un carton. Anna étant morte, ma grand-mère ouvrit le carton: le manchon
avait disparu. A la place était un billet, de la main de la défunte:
"Pardonne, Seigneur Jésus-Christ ! Fais grâce à ta servante Anna, pour ses péchés volontaires ou involontaires."
Ma grand-mère veilla tout particulièrement à l'éducation de sa fille. A sept ans, ma mère était déjà rompue à l'usage du monde; elle savait accueillir les visiteurs
et soutenir une conversation. Un jour que ma grand-mère attendait la visite d'un ambassadeur, elle le fit recevoir par sa fille encore tout enfant. Ma mère se mit en frais, offrit du thé, des
biscuits, des cigarettes... Peines perdues ! Le visiteur, qui attendait la maîtresse de maison, ne prêtait pas la moindre attention aux avances de cette petite fille et ne disait pas un mot. Ma
mère se trouvait à bout de ressources quand, prise d'une inspiration soudaine, elle demanda: "Peut-être voulez-vous faire pipi?" Du coup, l'ambassadeur se dégela. Ma grand-mère qui entrait au
même moment, le trouva riant aux éclats."
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